Le relief secret de la Joconde
Ah, la Joconde et son sourire ambigu si joliment célébré par Gainsbourg… Quand j’étais petit, je l’avais commandée au père Noël, histoire de tester l’étendue des super-pouvoirs du bonhomme. Ça, et la tour Eiffel (mais j’avais moins d’espoir, eu égard à la superficie restreinte du jardin familial). La désillusion fut l’un des germes d’un scepticisme salvateur.
La fascination grégaire pour cette peinture m’a toujours interrogé. S’attarde-t-on sur la Joconde parce que, hé, tout le monde s’est attardé sur la Joconde ? Un être humain qui n’aurait jamais vu ni entendu parler de ce tableau serait-il interpellé par ce visage presque impassible, cet œil presque mutin ?
Ce petit portrait âgé d’un demi-millénaire (il aurait été peint entre 1503 et 1506, voire 1519 selon certaines sources, tranquille Émile) a été décrit de long en large, disséqué par les plumes les plus savantes et par les illuminés les plus timbrés (j’espère revenir là-dessus un jour), et pourtant, une information capitale sur l’œuvre a échappé à tout le monde. Partiellement, même, à Léonard de Vinci.
Par un artifice scénaristique, hop, nous voici au début des années 2010. Une peinture sur panneau de bois anonyme détenue par le Musée du Prado (Espagne), considérée comme une vague « copie » de la Joconde, est nettoyée par du personnel ma foi très qualifié. Stupeur : sous la crasse (je dramatise) et une belle couche de peinture noire (je ne dramatise pas) se révéla une peinture qui n’avait rien à envier du tout à l’original.
Une analyse optique poussée des couches de peinture recouvrant ce panneau et son homologue détenu au Louvre révélera un fait stupéfiant : des détails identiques ont été peints puis corrigés sur les deux œuvres, démontrant que la seconde peinture n’est pas une « copie » : elle a été peinte par un élève en même temps que le maître réalisait son tableau. Les historiens, qui en savent long sur les stagiaires à la botte de Leonardo, pensent que cette Joconde n°2 a été peinte par Gian Giacomo Caprotti (Salai) ou par Francesco Melzi (poivré [1]).
Fin de l’histoire ? Que nenni, mes amis. En 2013, deux chercheurs allemands ont eu une illumination : si ces tableaux ont été peints en même temps, ils l’ont forcément été de deux points de vue différents (à moins que l’élève n’ait regardé en permanence par dessus l’épaule de Léonard, ce qui aurait non seulement été très peu pratique mais également fort impoli).
Or, si les tableaux ont été peints côte à côte, les artistes ont réalisé, sans le savoir, la première image stéréoscopique de l’Histoire ! Vous vous doutez de la fin de l’histoire : une analyse informatique des différences entre les deux œuvres a permis de déduire la position respective des deux peintres par rapport à leur sujet, et de confirmer l’hypothèse.
Les différences entre les deux tableaux (image A) ont permis aux scientifiques de déterminer avec précision la position des deux peintres par rapport à leur sujet (image B et suivante). [2]
Si l’on utilise un stéréoscope en rapprochant deux copies des œuvres, on voit sans mal la Joconde en relief. J’ai mis en place un tel dispositif en 2014 dans le cadre du festival Vitry sur Science, consacré cette année-là à la perception des distances et du relief [3]. Vous pouvez télécharger l’image ci-dessous et la glisser dans l’appareil : l’effet, bien que discret, vaut le coup d’œil !
Et comme je me doute que tout le monde n’a pas un stéréoscope sur son étagère, j’ai remis la main sur l’anaglyphe dérivé de ce couple d’images, à regarder avec vos lunettes colorées favorites. Ça pique un peu les yeux, mais ça vous donne une idée de ce que vous verriez avec les oculaires adaptés.
Curieux, n’est-il pas ? Ou devrais-je plutôt dire : étonnant, non ?
[2] La maquette en Playmobil® provient de l’étude originale ; aussi, même si ces travaux devaient un jour être réfutés, ils resteraient quand même sacrément cools.
[3] Cet article est essentiellement une transcription d’une intervention réalisée à cette occasion. Merci à Alexandra de m’avoir suggéré de le publier ici !
Mode Capello ON (les corrections sont entre parenthèses) : deux chercheurs allemands ont eut (eu) une illumination
(…) ce qui aurait non seulement (été) très peu pratique mais également fort impoli (pas d’espace avant la parenthèse)).