🎥 Frontière
En 2007, j’ai participé au Québec à un projet aussi audacieux qu’intéressant : un défi pour jeunes journalistes et vidéastes, consistant à arpenter, trois mois durant, la Belle province pour concevoir/tourner/monter/diffuser chaque semaine un reportage multimédia, en solo. Et quand je dis en solo, c’est vraiment sans Chewbacca à mes côtés pour tenir la caméra, chiquer du tabac ou soulever les rochers qui tomberaient sur mon bras. Formateur. Et éprouvant.
Neuf ans plus tard, les blogs dédiés à l’aventure n’existent plus, et les quelques sites hébergeant mes réalisations sont plus qu’à l’abandon. Certains sujets restent d’actualité, d’autres méritent peut-être simplement le coup de rétroviseur…
Je vous propose de (re)découvrir le deuxième reportage de la série, diffusé fin août 2007 sur la chaîne Télé Québec. Le texte d’accompagnement consistait ici essentiellement en une retranscription remaniée du commentaire audio.
Frontière
Nous nous sommes rendu à 55° 17′ N, 77° 46′ O, dans un village singulier abritant deux communautés autochtones, inuit et cri. Une frontière légale divise ce village en deux sous-localités distinctes : Kuujjuarapik et Whapmagoostui. Institutions municipales séparées, traitement distinct, selon l’ethnie, dans le centre de santé… Cette frontière, pourtant, n’a pas toujours été là.
55° 17′ N, 77° 46′ O…
Première source d’étonnement, sinon de confusion : sa toponymie. Fait unique au Québec, “il” possède en effet trois noms officiels : un français, Poste-à-la-baleine, un en inuktikut, Kuujjuarapik (littéralement, “petite grande rivière”), et un en langue cri, Whapmagoostui (selon les traductions, “rivière du béluga” ou “là ou il y a des baleines”). À noter une quatrième désignation, anglophone, de Great Whale River, qui se retrouve dans un certain nombre de documents. “Il” est par ailleurs le village inuit situé le plus au sud. “Il” est aussi le village cri situé le plus au nord.Ce village, en effet, abrite simultanément les deux communautés autochtones, dans deux sous-localités précisément définies sur les cartes des administrations municipales… deux sous-localités qui ne sont pas pour autant, d’un point de vue officiel, deux quartiers. Le voyageur franchit la ligne de démarcation sans s’en apercevoir, plusieurs fois en une minute. Rien de commun, cependant, avec ces villes bâties à la frontière des états ou des régions : ici, nous sommes bien au coeur du Québec, au coeur du Nunavut, et la “ligne” n’est ni tracée au sol, ni même mentionnée par des panneaux. Et pourtant… d’un côté de cette frontière sinueuse vivent les inuits. De l’autre, les cris.
Le tableau
Des indices dès avant l’arrivée…
40 minutes de vol seulement vous seraient nécessaire pour rejoindre le village depuis le nord de la Baie James. Vous pouvez demander un billet pour Kuujjuarapik à l’aéroport de La Grande (Radisson) d’où décollent les avions d’Air Inuit. Pour les vols vers Whapmagoostui, il vous faudra vous rendre à Chisasibi, village cri situé à 80 kilomètres à l’ouest de Radisson, et emprunter la compagnie cri Air Creebec. Kuujjuarapik et Whapmagoostui sont certes un même village, qui n’a qu’un seul aéroport. Mais les vols d’Air Inuit ne partent pas de la communauté cri de Chisasibi, de même que ceux d’Air Creebec pour le Nunavik ne partent pas de Radisson. Le nom de cette même destination varient ainsi selon la compagnie aérienne.
Autre détail significatif : les guides touristiques officiels édités par l’association touristique du Nunavik ne mentionnent le nom de Whapmagoostui qu’une seule fois, à titre anecdotique, dans la section consacrée à l’histoire de Kuujjuarapik. La documentation touristique cri de la Baie James parle, elle, de Whapmagoostui, ne faisant que rarement cas ou mention du nom inuit.
« Avant »
Cette frontière n’a pas toujours été là. Jusqu’à la fin des années 70, nous racontent les aînés, les deux communautés vivaient en bonne entente. Cris et inuits vivaient dans une même rue, et les enfants allaient à la même école.
Les accords de la Baie James, en 1980, en reconnaissant les droits des communautés autochtones à s’organiser de façon autonome dans des territoires précisément circonscrits, ne faisaient pas rentrer dans l’équation une situation de peuplement aussi particulière que celle du village de Poste-à-la-Baleine. La démarcation actuelle entre une zone inuite et une zone cri et, de par le fait, le dédoublement des institutions dans le village, sont la conséquence directe de cette importante décision historique.
Aujourd’hui et demain…
Aujourd’hui, nous confie-t-on, « les relations vont en s’améliorant ». De plus en plus fréquemment, les institutions des deux côtés du village collaborent pour le traitement de différentes affaires courantes – notamment les services policiers. Fait significatif, des couples mixtes existent, parfaitement intégrés dans la communauté. La frontière, peu à peu, lentement, cesse d’être l’obstacle qu’elle a constitué trois décennies durant.
Rien n’est simple cependant. Cette frontière, en un sens, a garanti de part et d’autre la sauvegarde d’une certaine identité culturelle. Néanmoins, la séparation des institutions a aussi eu de nombreux effets pervers. Les qallunaat (terme inuit pour les personnes non autochtones, signifiant littéralement « ceux qui prennent un soin particulier leurs sourcils » !), bien que peu nombreux, apparaissent occuper des rôles stratégiques d’interface entre les deux sous-localités. Ce sont eux, aussi, qui occupent les postes à responsabilités, sont les infirmiers, les enseignants…
Après une semaine passée dans cette localité singulière, mon sentiment est que tous, ici, ne pâtissent pas nécessairement d’une situation de séparation et de confusion. À l’heure de prendre l’avion de retour (en empruntant une compagnie différente qu’à l’aller !), en me retournant vers le village de Poste-à-la-Baleine, Kuujjurapik, Whapmagoostui, je songe avec une certaine amertume que certains ont tout intérêt à maintenir diviser, pour mieux régner.
publication originale le 27 août 2007