Un petit verre d’insomnie ?
Que faut-il surtout éviter de boire avant de se coucher ? Et surtout : combien de temps avant de se coucher ?
Pour cette 22e chronique pour le Magazine de la santé (que le temps passe…), j’ai passé au crible les conseils que l’on m’a toujours donné : « ne bois pas du jus d’orange, c’est excitant » ; « ne bois pas de café, prends plutôt un déca ». Et là-dedans, il y a du vrai… et du faux !
La version vidéo, pour les amateurs de vidéos.
Le jus d’o’ n’empêche pas d’aller au tapis
Commençons avec le jus d’orange avant de se coucher… On l’a entendu cent fois : le jus d’orange contient de la vitamine C, et les vitamines, c’est synonyme d’énergie, c’est donc excitant. Et puis c’est acide, et sucré, c’est donc l’incarnation du MAL. Sauf que : non. La définition d’une vitamine, c’est juste une substance nécessaire au métabolisme qui ne peut être synthétisée par l’organisme (ou pas en quantité suffisante). Rien de plus [1]. Les troubles de l’endormissement surviennent en cas de carences chroniques ou, selon certaines études, de très importants surdosages [2]. Mais là on parlerait d’avaler sept à huit kilos d’oranges… Tout de même ! Donc normalement, on est bien, si on finit le repas par une simple orange, ou un kiwi – qui contient encore plus de vitamine C.
Des mesures de l’activité cérébrale ont été faites après ingestion de vitamine C aux doses contenues dans une orange, ça ne bouleverse rien, pas plus qu’un placebo [3]. L’orange est des centaines de fois moins acide que l’estomac, et si vous ne l’avez pas rempli ras-bord avant de vous allonger, ça va bien se passer. Quant au fructose, pas d’effet (tout du moins délétère) sur le sommeil, jusqu’à preuve du contraire. Sur les caries, oui, mais c’est une autre question !
Caféine, café out ?
Attends, tonton Curiolog, tu vas quand même pas nous dire que le café c’est sans effet sur le sommeil ?
Ah non, cher curionaute. Bien au contraire. Les données sur la caféine et ses effets sur l’endormissement ou la qualité du sommeil sont très fournies, et c’est vraiment pas l’ami du coucher. Basiquement, la molécule de caféine obstrue les récepteurs des molécules qui initient l’endormissement (l’adénosine, dont les taux croissent au fil de la journée). Et il faut près de six heures pour que la moitié de la caféine ingérée soit dégradée. Plus vous avez de caféine, plus les récepteurs sont obstrués longtemps. [4]
Alors, de façon très concrète, quel va être l’effet de la caféine sur le sommeil ? Répondre correctement à cette question exige un peu de méthode scientifique. En effet, la réputation du café n’est plus à faire ; si des personnes savent qu’ils reçoivent une boisson très caféinée, il y a fort à parier qu’ils se mettent dans des conditions psychologiques qui ne les aideront pas à se détendre…
Pour évaluer l’effet propre de la caféine, et mesurer ses effets dans le temps, en 2013, des chercheurs ont établi un protocole très ingénieux [5] : ils ont donné, une semaine durant, à des volontaires habitués à boire du café comme vous et moi, 3 comprimés à prendre six heures, trois heures ou quelques instants avant l’heure du coucher. L’un contenait 400 mg de caféine (équivalente à trois tasses de café filtre), les autres rien de spécial. La qualité et la durée du sommeil était rapportés subjectivement, par les participants, mais aussi objectivée à l’aide d’un enregistreur portable placé dans le lit. Une seule fois, tout le monde a reçu trois comprimés de placebo, histoire d’avoir un point de comparaison.
Verdict : la consommation de la dose de caféine, même six heures avant le coucher, a fait systématiquement perdre une heure de sommeil aux participants ! Et il y a un fait vraiment notable : bien que tous aient ressenti une baisse de la qualité de leur sommeil, aucun ne s’est aperçu avoir moins dormi. Un phénomène observé dans d’autres études, y compris sur des gros buveurs [7].
Donc, en gros : certaines personnes peuvent avoir l’impression que le café ne les empêche pas de s’endormir, mais la qualité de leur sommeil sera quand même altérée. Si vous vous couchez à 22 heures, ça veut dire : pas de kawa après 16 heures. D’autres essais ont été menés, dans le même genre, sur des durées plus longues, qui montrent à quel point la caféine ingérée tardivement donne des coups dans l’horloge interne [8]. Mais (il y a souvent un « mais » !) nous ne sommes pas tous égaux devant la caféine : des gènes impliqués dans notre sensibilité à la caféine ont été identifiés (le rôle de plusieurs d’entre eux a été confirmé [9]). Chez certaines personnes, la caféine va beaucoup obstruer les récepteurs de l’adénosine, chez d’autres, elle le fera beaucoup moins efficacement [10]. Sachant que la sensibilité semble augmenter avec l’âge [11].
Bon, et alors, le petit déca’ ?
Le « décaféiné », c’est 10 fois moins de caféine, mais il y en a toujours un peu. Un espresso apportera dans les 130 mg de caféine, le déca’ 15 mg [12]. C’est pas beaucoup, mais pas rien. Mais ça semble être suffisamment peu pour que, chez la plupart des gens, ça n’obstrue pas suffisamment de récepteurs d’adénosine. On se sert d’ailleurs des décas comme un placebo de café, dans certaines études, même si ce n’est pas super rigoureux a priori. Mais les études à notre disposition concluent que, en tout cas chez les personnes testées, même 4 petites tasses de déca ne délivrent pas assez de caféine pour vraiment perturber le sommeil. Mais comme il y a des gens plus sensibles que d’autres, et que ces travaux ne se sont pas intéressées à la génétique des participants, il nous faut nous garder de conclusions trop hâtives.
On peut dire la même chose sur le thé. Ce qu’on surnomme la théine, c’est juste de la caféine. La même molécule. Même peu infusé, votre thé en est plein (et contrairement à une idée reçue, cette caféine n’est pas absorbée moins vite par l’organisme [13]). Il y en a entre deux et cinq fois plus que dans le même volume de décaféiné, donc chez certains, une tasse de trop va faire de l’effet… Voilà, vous savez tout. Maintenant, au lit !
Notes, références et ressources complémentaires
[0] Judo, jus d’o… Hum. Questions jeux de mots, j’avoue, je baisse. Vivement 2018.
[1] Rappel : si vous n’êtes pas carencé, vous n’avez pas besoin de suppléments vitaminiques. Laissez la vitamine C là où elle est, c’est à dire sur les étals des pharmaciens.
[2] K.L. Lichstein, et al. Vitamins and Sleep: An Exploratory Study. Sleep medicine. 2008;9(1):27-32. doi:10.1016/j.sleep.2006.12.009.
[3] J.S. Kerxhalli et al. Effect of ascorbic acid on the human electroencephalogram. J Nutr. 1975 Oct;105(10):1356-8.
[4] Voir notamment :
- B.B. Fredholm et al., Actions of Caffeine in the Brain with Special Reference to Factors That Contribute to Its Widespread Use, Pharmacological Reviews March 1999, 51 (1) 83-133.
- M. Lazarus, et al. Adenosine and Sleep. Handb Exp Pharmacol. 2017 Jun 24. doi: 10.1007/164_2017_36.
- I. Karacan et al, Dose-related sleep disturbances induced by coffee and caffeine. Clin Pharmacol Ther. déc. 1976 ;20(6):682-9.
- S.H. Snyder & P. Sklar, Behavioral and molecular actions of caffeine: focus on adenosine. Journal of Psychiatric Research, 1984, vol. 18, pp. 91-106.
[5] Voir par exemple :
-
- M.A. Flaten et al,. Expectations and placebo responses to caffeine-associated stimuli. Psychopharmacology (2003) 169: 198. doi:10.1007/s00213-003-1497-8
- L. Dawkins et al., Expectation of having consumed caffeine can improve performance and mood, In Appetite, 2011 :57(3), pp. 597-600, doi:10.1016/j.appet.2011.07.011.
- E.D. Huntley & L.M. Juliano, Caffeine Expectancy Questionnaire (CaffEQ): construction, psychometric properties, and associations with caffeine use, caffeine dependence, and other related variables. Psychol Assess. 2012; 24(3), pp. 592-607. doi:10.1037/a0026417.
- P.T. Harrell & L.M. Juliano, Caffeine expectancies influence the subjective and behavioral effects of caffeine. Psychopharmacology (Berl). 2009; 207(2), pp.335-342. doi:10.1007/s00213-009-1658-5.
- Anderson, C. and Horne, J. A. (2008), Placebo response to caffeine improves reaction time performance in sleepy people. Hum. Psychopharmacol. Clin. Exp., 23: pp. 333-336. doi:10.1002/hup.931
- K. Adam et al, Subjective ratings of sleep quality and anxiety after placebo, drug and a food drink.
Postgrad Med J. 1976; 52(603), pp. 42-44. [pdf]
[6] C. Drake et al. Caffeine Effects on Sleep Taken 0, 3, or 6 Hours before Going to Bed.” Journal of Clinical Sleep Medicine : JCSM : Official Publication of the American Academy of Sleep Medicine 9.11 (2013): 1195–1200. doi:10.5664/jcsm.3170.
[7] Voir notamment :
- Goldstein, A., Warren, R., and Kaizer, S. Psychotropic effects of caffeine in man. I. Individual differences in sensitivity to caffeine induced wakefulness. J Pharmacol Exp Ther. 1965; vol.149: pp.156-159
- Hicks, R.A., Hicks, G.J., Reyes, J.R., Cheers, Y., 1983. Daily caffeine use and the sleep of college students. Bulletin of the Psychonomic Society, 1984, vol.21, pp.24-25.
- G.M. Paech, et al. Caffeine administration at night during extended wakefulness effectively mitigates performance impairment but not subjective assessments of fatigue and sleepiness. Pharmacol Biochem Behav. 2016 ; 145 pp.27-32. doi: 10.1016/j.pbb.2016.03.011
[8] Voir par exemple :
- T.M. Burke et al., Effects of caffeine on the human circadian clock in vivo and in vitro, Science Translational Medicine 16 Sep 2015: Vol. 7, Issue 305 doi:10.1126/scitranslmed.aac5125
- P. Nova, et al. « Modeling caffeine concentrations with the Stanford Caffeine Questionnaire: Preliminary evidence for an interaction of chronotype with the effects of caffeine on sleep », Sleep Medicine , avril 2012, Volume 13 , Issue 4 , 362 – 367
Pour une revue systématique de la littérature sur le sujet sur caféine et sommeil, voir :
- I. Clark et al. Coffee, caffeine, and sleep: A systematic review of epidemiological studies and randomized controlled trials, Sleep Medicine Reviews , février 2017 Volume 31, pp. 70-78 doi:10.1016/j.smrv.2016.01.006
Des choses très intéressantes également dans :
- P. Nawrot et al., Effects of caffeine on human health. Food Addit Contam. 2003 Jan;20(1):1-30. [pdf]
[9] Voir notamment :
- M. Luciano et al. « No thanks, it keeps me awake »: the genetics of coffee-attributed sleep disturbance. Sleep. 2007, 30(10) pp. 1378-86.
- Lazarus et al (2017), op. cit.
Certains travaux suggèrent que des variations dans la métabolisation de la caféine pourraient également être à l’œuvre :
- M. Levy & E. Zylber-Katz, Caffeine metabolism and coffee-attributed sleep disturbances. Clin Pharmacol Ther. 1983; 33(6):770-5. doi:
Une observation à nuancer par le fait que la cinétique de la caféine ne semble pas fondamentalement différer entre les organisme des bons et ceux des mauvais dormeurs.
[10] Des essais dans les années 60 et 80 identifient déjà des personnes particulièrement tolérantes à la caféine. Voir par exemple :
- T. Colton, et al, The tolerance of coffee drinkers to caffeine. Clinical Pharmacology and Therapeutics 1967. vol. 9, pp.31-39.
- M. Levy & E. Zylber-Katz, Caffeine metabolism and coffee attributed sleep disturbances. Clinical Pharmacology and Therapeutics 1983. vol. 33, pp. 770-775.
[11] Voir :
- C. Drapeau et al. Challenging sleep in aging: the effects of 200 mg of caffeine during the evening in young and middle-aged moderate caffeine consumers, Journal of Sleep Research; Volume 15, Issue 2. Juin 2006 Pages 133–141 doi:10.1111/j.1365-2869.2006.00518.x
- J. Frozi et al., Distinct sensitivity to caffeine-induced insomnia related to age. J Psychopharmacol. 2017 doi: 10.1177/0269881117722997
[12] Pas mal de ressources intéressantes autour du déca sont citées sur ce billet du blog de Linda Wasmer Andrews.
[13] V. Marks & J.F. Kelly, Absorption of caffeine from tea, coffee, and coca cola, Lancet, 1973. p. 827 doi:10.1016/S0140-6736(73)90625-9
[UOB décomptées !]
Merci pour l’article!
Merci !
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