Mondo pipeau : nanard, peinture, mensonges & crise cardiaque
Aujourd’hui, je vais vous narrer l’histoire d’un pipeau minable qui a précipité un artiste célèbre au cimetière. L’histoire pour édifiante qu’elle soit, me semble étonnamment méconnue. Ça va donc causer mauvais-film-pas-vraiment-sympathique, mensonges et art moderne. Et je vais prendre tout mon temps pour vous conter la chose, essentiellement parce que la victime de cette affaire est un artiste que j’aime bien.
Je dois commencer par vous toucher deux mots d’un genre particulier de » nanard », tout à fait craspoueque, qu’on appelle le « Mondo » (l’équipe du site Nanarland a consacré tout un podcast à cette question en janvier 2022, je vous en recommande l’audition). [1]
Kezako mondo
Un film « Mondo » (de l’italien signifiant « monde ») est un film “““documentaire””” d’exploitation (vous pouvez rajouter encore quelques guillemets) présentant une enfilade de scènes destinées à choquer le public, jouant sur les tabous (le sexe, la mort, principalement), avec un intérêt souvent marqué pour la « bizarrerie » des cultures étrangères (des trucs d’ailleurs dans le « monde », donc).
Ces machins filmés valent essentiellement comme un témoignage de ce qui choquait un public donné à une date donnée. Car, pour ce qui est du contenu, soyons clairs : le but étant de choquer, tous les coups sont permis dans le mondo. L’effet avant les faits. Présenter comme des généralités des faits isolés, supprimer tout contexte explicatif, ajouter un commentaire mensonger, mêler scènes prises sur le vif et scènes complètement bidonnées… Bref : l’antithèse du journalisme. En même temps, c’est sûr que si tu veux du « bizarre », faut surtout pas donner de contexte (ou le vrai contexte), ça risquerait de tout gâcher. Le mondo est à ce point voyeuriste et décomplexé du pipeau que ça en devient fascinant, et d’autant plus drôle qu’on a 50 ans de recul sur les bêtises qui sont enfilées comme des perles dans ces docu-navets.
Exemple canonique de « mondo » bien débilos : « Suède, enfer et paradis » (1968) – LE film qui révéla aux italiens l’horreur d’une Suède où les préservatifs étaient en vente libre et où étaient installés des « parkings à enfant » (c’est plus vendeur que d’expliquer le principe de la crèche)… Je vous en épargne le plus navrant, tant c’est outrageusement faux, idiot et réac (mais vous pourrez jeter un œil à la chronique qu’en a fait le site Nanarland pour vous faire une idée plus complète du bouzin).
En bref, l’ADN de l’essentiel des films « Mondo » c’est compiler des scènes bizarro-tabou, érotico-péraves et/ou de morbido-violents, sans nécessaire connexion entre elles. Un pot-pourri, un « monde » de trucs et de machins.
Mais si le mot « mondo » est venu chapeauter l’ensemble d’un genre de pseudo-documentaire authentiquement racoleur, tricheur et menteur, c’est en raison du succès d’un film particulier, daté de 1962, qui a codifié le ton du reste de la production : « Mondo Cane » (« Un monde de chien »).
Et comme les choses sont bien faites, c’est précisément de ce « Mondo » initial et matriciel que je veux parler. Ah bah ça ça tombe bien alors.
Monde de chien, femmes à poil
Ce film indigent – qui a toutefois eu les honneurs d’être présenté à Cannes – débute par une promesse : tout ce qui sera montré dans le film sera authentique. Vu l’inintérêt d’un grand nombre de scènes, on peut imaginer que c’est en partie vrai.
Certains plans de ce mondo originel puent toutefois assez fort la mise en scène; mais un clou chasse l’autre. L’absence de lien entre les séquences documentaires ou pseudo-documentaires est d’ailleurs assez fascinante. Le spectateur est exposé à des scènes malaisantes, puis ennuyeuses, puis gênantes, puis voyeuristes, avec tout l’ethnocentrisme (voire le racisme) que vous pouvez imaginer…
Aux deux tiers de ce film sur ce « monde de chien », les réalisateurs (oui, ils ont signé ça à trois) nous causent art contemporain. Ils nous montrent une casse automobile, puis une galerie d’art parisienne dans laquelle on vend des compressions à un demi-million de francs.
Fait rare, la séquence suivante reste focalisée sur le même sujet : l’art moderne. Sur une musique de film érotique gênante, un « artiste tchécoslovaque » dirige un orchestre d’hommes tandis que de jeunes femmes couvertes de peinture pressent leur peau sur une toile verticale (ajouter ici quelques plans de coupe sur les hommes de l’orchestre, bouches bées devant ces corps qui s’agitent).
L’art contemporain dégénéré des pays de l’Est, ses dérives libidineuses, ses toiles monochromes ou bicolores vendues quatre millions de francs (« seulement quatre millions de francs », ironise d’ailleurs le commentaire) : voilà, c’était la séquence pseudo-cul, pseudo-dénonce… Et puis hop, on passe à une autre segment « choc » sur l’accueil des touristes à Hawaï par des danseuses de hula (cherchez pas le lien, on a dit, y en a pas).
Sauf que ce qui vient de nous être montré, c’est pas les zozoteries d’un obsédé tchèque anonyme. Ça n’est même pas un tchèque, bordel. C’est une performance d’Yves Klein.
Là, je ne vais pas être tout à fait objectif : Yves Klein (1928-1962), c’est un personnage pour lequel une de mes meilleures amies et moi-même avons un attachement artistique très particulier. Klein, c’est un niçois qui a (notamment) développé une réflexion intense sur la beauté artistique intrinsèque de la couleur en tant que couleur (et des liens intrinsèques entre couleur et texture). L’homme s’est engagé dans une quête d’effets, de sens et de sensorialité assez admirable, l’amenant à faire élaborer (par un marchand de couleur parisien) une teinte de bleu très particulière, singulièrement belle, à qui il a donné son nom [3].
Alors entendons nous bien : on peut ne pas aimer ce qu’a proposé Klein. Mais avant de dire qu’on trouve ça naze, le minimum c’est de s’y intéresser.
Il y avait de l’intentionnalité, de la poésie, et aussi un sens assez puissant de la provoc’. Roxana Azimi a très bien raconté, dans Le Monde (plus précisément dans M, le magazine du Monde), à quel point une performance de body painting pouvait être transgressive en 1962.
« Si le strip-tease est alors toléré, à condition toutefois que la créature garde ses derniers dessous, la France du général de Gaulle est corsetée. Il est admis de peindre d’après modèle vivant, à l’abri des regards dans les écoles d’art ou les ateliers, mais il est illégal de faire déambuler des femmes nues, même dans une galerie d’art. Klein sait sa performance hors la loi et il doit s’assurer de la complicité du public pour ne pas être dénoncé. (…) En 1960, ces œuvres scandalisent les bigots. Mais enthousiasment ceux qui y voient une nouvelle manière d’aborder le corps dans l’art. »
Voilà une partie de ce qui se joue derrière la démarche de Klein (qui soulève l’indignation, des bigots donc, mais aussi des progressistes effarés que l’on puisse ainsi réifier les corps nus de femmes, réduites à de simples pinceaux). Le critique d’art Pierre Restany baptisera ces performances et les œuvres qui en résultent les « anthropométries » (environ 200 toiles ont été produites). Dans son très bel article (qui donne la parole à l’une des femmes dirigée par Klein), Roxana Azimi poursuit avec justesse le décryptage de ce projet artistique :
« À 20 ans, le jeune peintre avait été fasciné par les traces découvertes dans les grottes préhistoriques et avait réalisé des empreintes de pied et de main sur ses propres vêtements. Judoka émérite, Yves Klein est également attentif à la marque des corps en sueur sur les tapis de combat. [4] (…) Au cours de son séjour au Japon en 1952, Klein fut également frappé par les photos de l’ombre des corps soufflés par l’explosion atomique à Hiroshima. »
Avant-première
Pas mal de gens se foutent ouvertement de la poire d’Yves Klein et de sa démarche – parmi lesquels Claude Chabrol, qui brocarde les anthropométries dans une scènes des Godelureaux (1961) (je vous ai mis l’extrait sur Twitter).
C’est également cette année 1961, Klein est sollicité par un réalisateur italien nommé Gualtiero Jacopetti, qui souhaite faire figurer une de ces performances dans l’un de ses films. La participante aux travaux de Klein interrogée en 2020 par Roxana Azimi se souvient :
« Je considérais Jacopetti comme un facho. D’ailleurs, aucune des amies qui avaient travaillé pour les “anthropométries” n’a participé au tournage de ce film. Yves me paraissait parfois un peu naïf, car il était sûr que ses idées pouvaient convaincre tout le monde, tout de suite.»
Le film de Jacopetti, c’est « Mondo Cane ».
Lors de l’avant-première du film au Festival de Cannes, Klein voit ce qu’on a fait de lui : un tchèque libidineux complètement pété qui se fait du fric avec des toiles sur lesquelles se sont trémoussées des femmes à poil, sur une musique de film de fesses.
Et dans la salle, Klein en fait une crise cardiaque.
Les soins qui lui seront prodigués lui donneront quelques semaines de répit. Il succombe d’un arrêt cardiaque le 6 juin à Paris.
Voilà comment un film de merde a poussé un artiste majeur du XXe siècle dans la tombe. On pourra gloser sur la plausible fragilité initiale de son palpitant : Klein reste bien la victime d’un abus de confiance ignoble et d’un hoax indigent.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur l’ignoble genre « mondo » en général, ou sur « Mondo Cane » en particulier [5]… Mais ce billet est probablement déjà assez long comme ça.
Notez que l’on peut voir, au Walker Art Center de Minneapolis, une anthropométrie de Klein intitulée « Suaire de Mondo Cane », qui ressemble beaucoup à celle visible dans le film (mais je crois avoir identifié plusieurs différences; version réalisée au cours d’une répétition ? version complétée plus tard dans la séance ?).
Sur les anthropométries de Klein, outre l’article de Roxana Azimi cité plus haut, vous pouvez également lire cet billet d’AnOther Magazine (en anglais). L’unique séance publique de cette série de performances a fait l’objet d’une captation sur pellicule. Elle est visible ici.
Ce billet a initialement été publié sur Twitter le 2/2/22.
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