Existe-t-il vraiment des peaux à moustiques ?

Pour cette dernière chronique #santéF5 de l’année (à voir et à revoir en famille ▶ ici), je vous propose de nous attabler ensemble sous le tilleul. La scène se déroule cet été. Le jour commence à décliner, c’est la fin du dîner, tout le monde discute, on est tranquille, en famille, détendu, quand soudain… un vrombissement aigu et tristement familier parvient aux oreilles des convives. La tante Cécile annonce alors :

Ah bah, ça va être pour moi, tiens, j’ai une peau à moustiques. Je me fais toujours piquer plus que les autres.

Et là, l’oncle Jean lui répond :

Enfin, voyons, les peaux à moustiques, ça n’existe pas, Cécile : si tu te fais piquer plus que les autres, c’est que tu as les jambes et les épaules nues. Moi j’ai un pantalon et une chemise à manches longues. Comme tu es plus découverte, tu te fais plus piquer. C’est logique.

Et tante Cécile de lui dire que c’est malin, mais qu’il n’y connaît rien, enfin, voyons, tout le monde sait bien que les peaux à moustiques existent, et oncle Jean de répondre que non, c’est une idée reçue. Et là, ça ne manque pas, ils se tournent vers vous et de vous dire quelque chose du genre :

Tiens, neveu @curiolog, toi qui es « scientifique », tu en penses quoi ?

Aïe. Si la même situation vous arrive, restez calme. Personnellement, dans ce genre de situations, je réponds : « Je sais que des études très sérieuses ont été menées sur le sujet, par des chercheurs scrupuleux. On va regarder leurs méthodes, leurs conclusions, et voir s’ils sont d’accord entre eux. »

Belle méthode de repli, ça vous permet de vous resservir un petit déca. Mais vous vous êtes engagé à aller voir dans les études… et voilà ce que vous y trouverez.

Comparer ce qui est comparable…

L’oncle Jean l’a bien pressenti, la première précaution que prennent les chercheurs, c’est de comparer ce qui est comparable ; pour des études sérieuses, il faut des gens qui présentent une même surface de peau glabre à l’appétit des femelles moustiques (je précise glabre, car les poils peuvent former des obstacles !). On réunit ensuite des centaines de moustiques à jeun, dans un espace où aucun courant d’air ou ventilateur ne viendrait perturber leur vol ; la zone de test la plus classique, c’est une cage à mailles fines dans lesquelles des volontaires glissent leurs bras, au nom de la Science.

Les essais n’ont pas été menés sur toutes les espèces de moustiques existantes. Et pour cause : environ 2.500 ont été recensées. Ces essais concernent surtout les vecteurs de maladies (paludisme, dengue…), mais les résultats sont cohérents, en dépit de l’appartenance à des genres très distincts. Ce qui autorise à les extrapoler à de nombreuses espèces.

Les résultats, justement, quels sont-ils ? Et bien… pour une espèce donnée, on voit certaines personnes sont systématiquement plus piquées que d’autres. Mais ne sautons pas trop vite sur la conclusion qu’il existe des « peaux à moustiques »…

Comment dame moustique repère ses proies

Pour comprendre ce qui attire ces bébêtes vers untel plutôt qu’untel (à surface de peau découverte et pilosité égale, oui, tonton Jean…), il nous faut déjà comprendre qu’est ce qui, basiquement, excite l’appétit d’un moustique.

Pour toutes les espèces étudiées, un constat est net, c’est que l’humain est LA cible privilégiée. On a fait des essais avec des cochons, des lapins, des singes : si elle a le choix entre tout ça, dame moustique nous préfère, et de loin.

Des recherches ont aussi été réalisées dans de grandes chambres, afin d’étudier comment les bestioles font leur marché [1]. Voilà ce qu’elle nous enseignent : si vous diffusez du dioxyde de carbone, le moustique commence à en chercher la source (preuve qu’il peut détecter ce gaz). Une fois appâté, et s’il y a suffisamment de lumière, il se repère à la vue. Dans un rayon de 10 m, il se dirige alors vers les masses sombres proches des sources de CO2.

Notez que le moustique n’est pas attiré vers les sources de lumière et que, de fait, éteindre les lampes pour éviter de se faire piquer ne sert donc absolument à rien. Sachant qu’en plus, à une vingtaine de centimètres, l’insecte perçoit les infrarouges ; il va trouver les sources dont la température voisine les 37°C…

palpemaxillaire-curiologieAlors on respire tous, on émet tous de la chaleur, mais une dernière chose fait toute la différence. Depuis des décennies, les chercheurs savent que certaines espèces ont leurs préférences, concernant les zones du corps humain qu’elles piquent. Certains types d’Anopheles adorent les pieds et les chevilles, d’autres les bras, d’autres le cou [2]… Et ce qui différencie ces zones c’est… leur parfum. Plus précisément, le parfum de la sueur [3]. Les chercheurs ont vite constaté que l’acide lactique de la sueur attirait l’insecte (effet démultiplié en présence de dioxyde de carbone [4]), mais durant la dernière décennie, les spécialistes sont allés beaucoup plus loin : espèce par espèce, ils ont déjà identifié des dizaines de composés volatils potentiellement présents dans la sueur [5], qui excitent les neurones sensitifs placés dans les antennes et dans la palpe maxillaire des insectes [6].

Ces composés volatils (qui ne sont pas forcément des odeurs que le nez humain peut sentir !), plus vous en émettez un large bouquet, plus vous êtes une cible alléchante pour nos insectes… La plupart de ces composés [7] sont en fait sécrétées par les bactéries qui couvrent notre peau, notre microbiote cutané.

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Le fameux Limburger, fromage néerlando-belgo-germanique qui fermente grâce à Brevibacterium linens, proche cousine de Brevibacterium epidermidis, la cause des pieds qui puent de cousin Lucien.

Selon les bactéries qui couvrent notre peau, on va plus intéresser certaines espèces de moustiques. Nous n’avons donc pas une « peau à moustiques », mais un microbiote cutané à moustiques ! Sachant donc qu’une personne qui attire telle espèce n’attirera pas nécessairement telle autre (il y aurait 65 espèces recensées rien qu’en France métropolitaine). L’espèce Anopheles gambiae, vecteur du paludisme, aime certains composés produits par la bactérie Brevibacterium epidermidis, responsable de l’odeur des pieds. Ce fait qui pourrait prêter à sourire a donné pas mal d’idées, dans la lutte contre cette maladie. Notamment celle de créer des leurres pour attirer les moustiques en utilisant un fromage, le Limburger [8], qui fermente avec une bactérie voisine de Brevibacterium, et qui produit un composé tout aussi malodorant que les chaussettes de cousin Lucien [9]. Ca ne marche pas très bien, même en le chauffant et en ajoutant des émetteurs de CO2, preuve que le moustique a un odorat très fin. Par contre, l’idée des leurres à odeurs fait son chemin, avec des cocktails de parfums qui attireraient les bestioles, ou qui satureraient leurs récepteurs olfactifs [10].

[mise-à-jour du 8 septembre 2016 : selon des travaux publiés durant l’été 2016, signés par des chercheurs suédois, Anopheles arabiensis, principal vecteur du paludisme en Afrique sub-saharienne, ne s’attaque pas aux gallinacées locaux, car ceux-ci émettent divers composés volatils répulsifs ; isolés puis diffusés dans des environnements tests, ces substances auraient permis de limiter les attaques des bestioles… à suivre !]

Au-delà du microbiote cutané, d’autres raisons d’être une cible privilégiée des moustiques ?

Des recherches récentes (menées dans nos fameuses cages) semblent montrer que les vrais jumeaux sont piqués en même proportion, alors que les faux jumeaux, non [11]. Ceci suggère l’existence d’une légère composante génétique dans le problème ; toutefois, ces travaux n’ont pas encore été répliqués, ce qui oblige à prendre l’information avec des pincettes.

D’autres travaux suggèrent que certaines maladies parasitaires modifieraient notre attractivité [12], mais cela reste l’objet d’investigations. L’inverse pourrait également être vrai, les moustiques infectés par certains parasites semblant plus intéressés que jamais par les humains [13]

Et la glycémie ? Et ce que l’on mange ? Ca modifie notre attractivité ?

On entend parfois dire que les moustiques aiment « le sang sucré », ou les peaux de personnes qui mangent certains aliments. En fait, jusqu’à preuve du contraire, pour les espèces étudiées, les variations de notre glycémie ne semblent rien changer au bilan des piqûres.

Concernant l’alimentation, en 2010, une étude a suggéré que la consommation de bière augmentait le risque de piqûre [14], mais l’explication pourrait simplement être que la consommation d’alcool fait transpirer plus, et émettre plus de CO2 par la peau !

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[1] Voir notamment :

  • Moment-to-moment flight manoeuvres of the female yellow fever mosquito (Aedes aegypti L.) in response to plumes of carbon dioxide and human skin odour. T. Dekker et al. Journal of Experimental Biology, avril 2011. doi:1242/jeb.055186
  • Olfaction in Asian tiger mosquito Aedes albopictus: flight orientation response to certain saturated carboxylic acids in human skin emanations. Seenivasagan et al. Parasitology Research, mai 2014, doi:10.1007/2Fs00436-014-3840-x
  • Insect olfaction from model systems to disease control.F. Carey et J.R. Carlson, Proc Natl Acad Sci USA. aout 2011. doi:10.1073/pnas.1103472108.
  • Mosquitoes Use Vision to Associate Odor Plumes with Thermal Targets. F. van Breugel et al. Current Biology, 17 août 2015. doi:1016/j.cub.2015.06.046; mon jeune confrère Martin Saumet en avait fait un compte rendu limpide en prenant l’intérim de mon poste au Magazine de la santé durant l’été 2015.

[2] Voir notamment : Selection of biting sites on man by two malaria mosquito species. R. De Jong et al. Experientia, janv. 1995.

[3] L’hypothèse semble ancienne, à en croire certaines citations dans des articles scientifiques ; par exemple, ce papier en allemand, sur lequel je n’ai pas toutefois pas encore mettre la main (je suis preneur) : Attraction effect of olfactory substance secreted by man on Aedes aegypti. L. U. Rahm. Z. Tropenmed. Parasitol. juin 1958.

Le faisceau de présomption en faveur de cette hypothèse s’est resserré grâce à de très intéressants articles publiés dans les années 1990 :

  • Differential attractiveness of isolated humans to mosquitoes in Tanzania. G.J. Knols et al. Trans. R. Soc. Trop. Med. Hyg, 1995
  • The role of body odours in the relative attractiveness of different men to malaria vectors in Burkina Faso. J. Brady et al. Pathogens and Global Health, mars 1997. doi:10.1080/00034989761436
  • Olfactometer studies on the attraction of Anopheles gambiae sensu stricto (Diptera: Culicidae) to human sweat.A.H. Braks et coll. Proc. Exp. Appl. Entomol. N.E.V. Amsterdam, 1997.

Ces observations ont été maintes fois confirmées depuis. Voir notamment :

  • Composition of Human Skin Microbiota Affects Attractiveness to Malaria Mosquitoes. N. Verhulst et al. PlosOne, décembre 2011. doi:10.1371/journal.pone.0028991

[4] Voir : Carbon dioxide instantly sensitizes female yellow fever mosquitoes to human skin odours. T. Dekker, et al. J. Exp. Biol. 2005.

[5] Voir notamment :

  • Studies on the attraction of Simulium damnosum to its hosts: the nature of substances of the human skin responsible for attractant olfactory stimuli. H. Thompson. Tropenmed Parasitol, 1976.
  • Behavioral and electrophysiological responses of Aedes albopictus to certain acids and alcohols present in human skin emanations. Guha et al. Parasitology Research, oct 2014. doi:10.1007/2Fs00436-014-4044-0
  • Laboratory Studies of Aedes aegypti Attraction to Ketones, Sulfides, and Primary Chloroalkanes Tested Alone and in Combination with L-Lactic Acid. U.R. Bernier et al. J Am Mosq Control Assoc. Mars 2015. doi:10.2987/14-6452R.1.

[6] Voir notamment :

  • Of bites and body odour. J.S. Keystone. The Lancet, 1996.
  • Odor coding in the maxillary palp of the malaria vector mosquito Anopheles gambiae. T. Lu et al. Curr. Biology, 2007.
  • orco mutant mosquitoes lose strong preference for humans and are not repelled by volatile DEET. M. DeGennaro et al. Nature, 2013. doi:10.1038/nature12206

[7] Pour un point très complet sur ces composés volatils, se référer à : Human skin volatiles: a review. L. Dormont, J.M. Bessière et A. Cohuet. J Chem Ecol., mai 2013. doi:10.1007/s10886-013-0286-z.

[8] Voir notamment :

  • On human odour, malaria mosquitoes, and Limburger cheese. B.G.J. Knols. The Lancet, déc. 1996. doi:10.1016/S0140-6736(05)65812-6
  • Olfactory responses and field attraction of mosquitoes to volatiles from Limburger cheese and human foot odor. L. Kline. J Vector Ecol. 1998.
  • Sampling of An.gambiae s.s mosquitoes using Limburger cheese, heat and moisture as baits in a homemade trap.A. Owino. BMC Res Notes, 2011 doi:10.1186/1756-0500-4-284.

Un article parfois cité en faveur des effets du Limburger (Trapping mosquitoes using milk products as odour baits in western Kenya. A. Owino. Parasit Vectors, 2010. doi:10.1186/1756-3305-3-55.) a fait l’objet d’une rétractation par ses auteurs.

[9] Si vous avez une tante Cécile, un oncle Jean et un cousin Lucien dans votre famille, vous pouvez vous exclamer BINGO devant votre écran et, arbre généalogique à l’appui, réclamer un UOB à la direction (même si la chose n’a rien d’orthographique, j’en conviens).

[10] J’avais déjà évoqué la chose dans un court texte publié en septembre 2013 sur le site du Magazine de la santé. Un article très complet sur la question des leurres à odeurs signé Charles W. Schmidt, a été publié dans en 2015 la revue Environnemental Health Perspective. L’idée de leurres à odeurs pour attirer des insectes est elle-même assez ancienne (voir notamment : Development of baits for tsetse flies (Diptera: Glossinidae) in Zimbabwe. G.A. Vale et al. Med. Entomol, 1993).

[11] Voir : Heritability of Attractiveness to Mosquitoes. G. Mandela Fernández-Grandon et al. PlosOne, avril 2015. doi: 10.1371/journal.pone.0009546 ; merci aux équipes impliquées dans ces recherches de m’avoir transmis de nombreux documents pour faciliter la rédaction de cet article et de la chronique associée !

[12] Lire notamment : Infochemicals in mosquito host selection human skin microflora and Plasmodium parasites. M.A.H Braks et al. Parasitology Today, 1999. doi:10.1016/S0169-4758(99)01514-8

[13] Malaria Infected Mosquitoes Express Enhanced Attraction to Human Odor. R.C. Smallegange, et al. PLoS One, mai 2013. doi:10.1371/journal.pone.0063602

[14] Beer Consumption Increases Human Attractiveness to Malaria Mosquitoes. T. Lefèvre et al. PlosOne, mars 2010. doi:10.1371/journal.pone.0028991

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