Le sixième sens. Et le septième, le huitième, le neuvième…
On dit d’une personne qui a beaucoup d’intuition qu’elle est dotée d’un « sixième sens ». L’expression est bien mal choisie car, sauf pathologie, nous avons tous beaucoup plus que cinq sens !
Le terme de « sens » est en effet synonyme de « mode de perception ». Or, si notre vue, notre ouïe, notre odorat, notre goût et notre toucher sont bien cinq portes ouvertes sur le réel, elles sont loin d’être les seules ressources physiologiques qui permettent à l’être humain de ressentir le monde…
Qui a dit que nous n’avions que cinq sens ?
Aristote, dans le deuxième livre de son traité « De l’Âme », il y a plus de deux mille trois cent ans, liste ce qu’il considère comme les seuls sens humains : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher (dans cet ordre). Dans le troisième livre, il explique que chaque sens est associé aux « cinq éléments ». De fait, puisque dans la conception du monde qu’il défend, il n’existe que cinq éléments, « il ne peut y avoir que cinq sens »…
Quatre autres sens (et demi) ?
6. La thermoception
Il fait chaud, vous ne trouvez pas ? Parfaitement indépendante du toucher, l’aptitude à percevoir la température est un sens sollicité en permanence par l’immense majorité des animaux. Les récepteurs dévolus à cette fonction sont, chez l’homme, essentiellement situés dans l’épiderme (des capteurs thermiques existent également à l’intérieur de notre corps, comme vous en convaincra l’ingestion d’une tasse de boisson chaude).
L’absence (ou la perte) du sens de la thermoception est extrêmement problématique : elle expose l’individu à d’importants risques de brûlures (par le chaud ou par le froid). De nombreuses maladies graves ont pour symptômes cette perte de thermoception, parmi lesquelles les ciliopathies (qui lèsent les cellules ciliées qui composent, notamment, les thermorécepteurs).
7. La nociception (ou « sens algique »)
Ça fait mal ? La « faute » à ce sens essentiel qu’est celui de la perception de la douleur. Ce sens, à ne pas confondre là encore avec le toucher ou la thermoception, n’est assurément pas le plus agréable. Mais c’est également celui qui nous maintient le plus certainement en vie ! De fait, la perte de la sensibilité algique est extrêmement dangereuse. Une atteinte des nerfs et la baisse d’irrigation des vaisseaux sanguins des pieds peuvent être à l’origine d’une perte locale de cette sensibilité (pied du diabétique), de même que certaines maladies graves telles que la lèpre. L’organisme, agressé, ne sait pas qu’il doit réagir.
L’algoataraxie (également appelée analgie ou analgésie congénitale) constitue une forme très rare d’insensibilité totale à la douleur, associée à l’absence de formation des nocicepteurs. Les autres sens (y compris la thermoception et le toucher) ne sont généralement pas touchés. A l’inverse, de nombreuses maladies sont associées à une hyperalgésie (sensibilité accrue à la douleur), une allodynie (perception douloureuse d’un stimulus normalement indolore) ou une hyperpathie (allodynie qui persiste après le stimulus).
Différents récepteurs physiologiques peuvent initier l’influx nerveux qui sera interprété comme une douleur. Certains réagissent spécifiquement aux agressions chimiques (pensez à ces quelques gouttes de citron qui révèlent l’existence de cette minuscule coupure…). D’autres prennent le relais de récepteurs spécifiques au toucher ou à la thermoception, alertant en cas de pression intense (une gifle) ou d’exposition à des températures seuils (chez la plupart des individus, le seuil supérieur physiologique de la douleur thermique est de 42 °C).
8. Équilibrioception (ou « sens vestibulaire »)
Si vous savez que vous êtes penché quand vous êtes penché (et, indiscutablement, si vous êtes sujet au mal de mer), le récepteur situé au plus profond de votre oreille interne fonctionne parfaitement.
Le sens de l’équilibre est souvent associé à celui de la vue et au toucher et pourtant, vous pouvez faire de nombreuses pirouettes dans le noir, sur la pointe des pieds, sans tomber, en vous reposant sur lui. Attention toutefois à effectuer cette expérience dans un espace dépourvu de table basse…
9. La proprioception
À la fin de cette phrase, vous fermerez les yeux, taperez dans vos mains, puis toucherez le bout de votre nez, puis vous rouvrirez les yeux. Si vous êtes parvenu à effectuer ces deux tâches sans encombre, c’est que votre sens de la proprioception fonctionne : vous êtes capable de ressentir et de localiser, sans utiliser votre vue, vos différents membres et organes.
L’alcool perturbe le sens de proprioception. C’est la raison pour laquelle la maréchaussée peut vous demander, à l’occasion d’un contrôle routier, de fermer vos yeux puis de toucher votre nez… (attention, si vous parvenez à toucher le nez du gendarme, cela ne compte pas).
La proprioception peut également être altérée par des crises d’épilepsie, la migraine, ou l’âge (croissance, presbyproprie). Certaines formes du syndrome d’Elher-Danlos sont associés avec une perte avancée et définitive de la proprioception.
Le terme de proprioception a été proposé au début du vingtième siècle par le physiologiste anglais Charles Sherrington. Toutefois, de nombreux autres scientifiques avaient décrit avant lui un « sens kinesthésique », ou « sens musculaire », présenté comme un ensemble d’informations issues des différents organes internes.
Pas assez de nos doigts pour tous les compter ?
Un sens étant caractérisé par l’existence d’un récepteur (ou d’un mécanisme complexe de détection), d’un influx nerveux et de sa transcription en perception au niveau du cerveau, certains auteurs jugent un peu courte la liste des neuf sens que nous venons d’achever.
Ainsi, un dixième est souvent mentionné : la faim (distincte de la douleur, même si des signaux associés à la douleur peuvent s’activer si le taux de glycémie reste bas trop longtemps). Le mécanisme de la faim n’est toutefois pas associé à un type de récepteur unique.
Mais nous pouvons également ressentir notre tension musculaire – ce que les spécialistes nomment la toniception.
Nous voilà donc avec deux autres sens sur les bras… Mais cela n’est probablement pas suffisant : nous manquons d’oxygène ? Nous le ressentons. Notre pression artérielle chute brutalement ? Des influx nerveux courent vers notre cerveau, qui nous alerte. Deux sens de plus ! Et la soif ? Pensiez-vous à la soif, qui nous renseigne sur les déséquilibres dans la concentration en eau de nos fluides internes ? Quant à la sensation de démangeaison, elle pourrait également constituer un sens en soi (elle possède en tout cas son récepteur spécifique).
Quelques scientifiques un tantinet pinailleurs subdivisent aussi certains sens déjà mentionnés en sous-catégories, en fonction de la nature des récepteurs réellement impliqués. La vue recoupe en effet au moins deux sens : la capacité à percevoir la lumière, et celle à percevoir les couleurs. Le goût se compose de la perception de cinq saveurs fondamentales (salé, sucré, amer, acide, umami), incitant une poignée d’auteurs à considérer qu’il existe « cinq sens du goût ». La thermoception pourrait également être distinguée entre « perception du froid » et « perception du chaud », différents types de capteurs entrant en jeu selon l’écart de température avec le corps…
Et l’équilibre ? Il faut, pour certains enquiquineurs scientifiques, distinguer celui lié à la perception de la rotation de celui en lien avec les mouvements linéaires…
A les écouter, nous n’avons plus assez de tous nos doigts pour égrener [3] tous les sens qui nous connectent au réel [4] !
Cet article est une version augmentée d’un billet concocté début 2014 pour le site Allodocteurs.fr
Notes et digressions
[1] Et chez les animaux ? De nombreuses espèces de poissons (mais également l’ornithorynque) sont capables d’électroception, c’est-à-dire qu’ils sont capables de détecter la présence d’un champ électrique sans contact direct. Certaines espèces d’oiseaux, de poissons et, selon certaines expériences controversées, quelques mammifères, semblent capables de magnétoception, c’est à dire qu’ils ont l’aptitude de détecter la présence (ou les variations) d’un champ magnétique.
[2] L’ouïe, cinquième sens… et demi ? L’écholocation est une aptitude particulière dérivée de l’ouïe, qui est parfois considérée comme un sens en soi : il s’agit de la capacité à évaluer la distance à un obstacle par la seule perception de la vitesse de réflexion (ou de réémission) d’un son. Dauphins et chauves-souris ne sont pas les seuls mammifères possédant ce »talent » : il est scientifiquement établi que certains aveugles utilisent cette aptitude, à différents degrés et de façon plus ou moins consciente, pour se diriger dans l’espace. Des recherches publiées en janvier 2014 suggèrent que le développement de cette compétence implique, chez les aveugles, une importante réorganisation des connexions neuronales dans l’aire théoriquement dévolue à la perception visuelle.
[3] Si, à l’image d’Aristote, nous cherchons à associer chaque sens aux éléments connus qui structurent la nature, il nous faudra encore beaucoup d’imagination pour atteindre… le chiffre de 118 !
[4] Et la « télékinésie » ? Et la « capacité à percevoir le futur » ? Celle à communiquer avec « les gens qui sont morts » ? Malheureusement, ces nombreux « sixième sens » fantasmés n’ont jamais pu être observés et reproduits dans des conditions rigoureuses de laboratoire. Jusqu’à preuve du contraire, nous n’avons pas à les ajouter à notre liste déjà bien longue des sens humains !
À mon avis, chaque organe du corps humain est un sens puisqu’ils sont tous raccordés au cerveau par le système nerveux et à ce titre le cerveau représente l’organe sensoriel le plus important du corps humain
Entre les neufs premiers sens et les suivants il y a quand même une différence lié à la notion de sens de « ressentir le monde » c’est à dire l’externe au corps. A moins de considérer son corps comme externe à soi mais cela renvoi à des débats philosophiques de haut vols.
Saloperie d’Aristote…
Ping : 07/05/2018 Revue du Web – Homéoverdose
Dans quelle catégorie de sens met-on le sens de l’orientation ? (magnétoception ou proprioception?)
C’est une excellente question, puisqu’elle interroge la définition du mot « sens ». Littéralement, dans ce contexte, il signifie surtout « aptitude » (capacité à s’orienter); ce n’est pas (nécessairement) un « sens » au sens de « mode de perception »/ »capacité de perception d’un stimuli interne ou externe »/ »système permettant de percevoir une variation interne ou externe »). Pour les animaux qui percoivent le champ magnétique, l’orientation cardinale est clairement liée à la magnétoception, qui se confond donc partiellement avec leur aptitude à s’orienter. Mais l’aptitude à l’orientation est une compétence cognitive beaucoup plus complexe. On peut par exemple citer les travaux nobélisés de O’Keefe, Moser & Moser ; j’avais écrit un article sur le sujet en 2014 https://www.allodocteurs.fr/actualite-sante-prix-nobel-de-medecine–un-gps-dans-notre-cerveau_14501.html qui illustre bien la complexité du sujet.